Tabagisme

J’ai été un grand fumeur, mon histoire est banale sur ce plan-là. J’ai dû commencer péniblement au lycée, j’écris péniblement parce que je ne me souviens d’aucun grand ou petit plaisir éventuellement éprouvé à l’exercice, plutôt du mauvais goût laissé par les gauloises sans filtre ou les levées de cœur provoquées par quelques bouffées de la pipe de mignon que je m’était achetée. Mais la vie adulte nous attendait derrière ces écrans de fumée, nous n’en doutions pas.

Le paroxysme du tabagisme lycéen fut atteint en terminale : nous fumions en classe. Il faut dire que notre classe était spéciale puisque nous étions les cobayes d’une expérience voulue et pilotée par un abbé, éminent penseur de la sphère catholique, le Père Daniel Hameline. Les onze élèves de notre groupe de Sciences Expérimentales, d’une part, ainsi que quinze autres de Philosophie étaient placés en autodiscipline, c’est-à-dire, concrètement, livrés à eux-mêmes, libres d’aller et venir entre ce qui ne pouvait plus vraiment s’appeler leur classe puisque ne venaient que les profs qu’ils invitaient ponctuellement, le parc, les labos et même l’extérieur de l’établissement une fois la sortie signalée néanmoins. Libres, nous fumions. Nous fumions tant que certains profs n’acceptaient plus de venir donner leur cours et qu’au deuxième trimestre, la direction nous mit en demeure de nettoyer les vitres devenues opaques avant la venue d’une éminence en quête d’infos sur l’expérience (et accessoirement de virer le corbeau blessé que nous hébergions et nourrissions…)

Le pli tabagique était pris et s’est renforcé pendant la période étudiante. Deux paquets de gauloises quotidiens étaient courants, des gitanes parfois, ou des fontenoy, ou même des royal menthol pour faire plus soft. Pendant mes deux années algériennes, le gros brun national m’a bien un peu manqué, mais la pénurie fait apprécier ce qu’on a sous la main et j’ai grillé allègrement les cigarettes locales.

C’est peut-être avec l’arrivée des enfants que les premières envies sérieuses d’arrêter de fumer ont commencé à me tourmenter. Et Dieu sait que je me suis arrêté souvent… et reparti aussi souvent, bien sûr. Je crois avoir cessé quand même pendant près d’un an – que dis-je ? près d’une année, c’est plus long, non ? – avant la naissance de Gwenaël, notre petit dernier. Mais la naissance dans des conditions délicates sur la table de notre séjour m’avait laissé dans un tel état d’abandon fébrile que j’ai accepté la cigarette tendue par le médecin accoucheur qui me conduisait à la maternité à la suite de l’ambulance transportant la mère et son bébé. Ouf ! Et c’était reparti pour de longues années encore …

Les années ont passé sans amélioration notable de mon addiction, sinon peut-être l’adoption plus systématique de la cigarette à bout filtre et puis surtout l’adoption à un moment que je ne saurais déterminer avec précision de la bouffarde pure et dure, celle qu’il convient de bourrer avec amour, de culotter avec patience, de mâchouiller avec tendresse, de curer sans violence et de fumer avec l’air du vieux sage. Ce virage s’est fait dans le temps même où s’intensifiaient mes navigations, et ça tombait bien puisque le fourneau de la pipe évitait de semer la cendre un peu partout dans le bateau, évitait d’exposer les voiles à tout tison fugueur et formait un point chaud pour mes petites mains souvent aux prises avec la froidure. Et j’en ai tassé du tabac, du clan, de l’amsterdamer, du scheepers, du saint-claude ! Et j’en ai cassé des pipes, rongées d’un bout à force de les mordre, fêlées de l’autre à force de les frappoter pour les vider…

Un jour, assez brutalement, après des années d’inactivité sportive, j’ai voulu me remettre à courir, comme ça, pour perdre du poids, récupérer un peu de capacité pulmonaire et de rythme cardiaque. J’ai compris dès la première sortie qu’on ne peut pas respirer pleinement et fumer dans le même temps et que l’essai ne se poursuivrait qu’avec l’arrêt complet du tabac. Difficile ? Difficile, oui, mais ma détermination était grande puisque deux magnifiques inflammations assez douloureuses des tendons d’Achille n’en sont pas venues à bout. Le Dieu-des-fumeurs-qui-veulent-arrêter m’a quand même bien aidé : alors que je me languissais de devoir mettre ma vieille pipe au rancart et que je la tapotais avec un peu de nostalgie hésitante sur le tableau arrière de Scipio, son fourneau est tombé à la mer. Périe en mer, ma pipe, quelle belle fin pour une pipe de marin, non ? Dans l’instant qui a suivi, je savais qu’elle serait la dernière…