Mes petits frères

C’est du tout début de notre vie dans la nouvelle maison, je crois, que datent les premiers sentiments que mes frères, les jumeaux constituaient une bizarrerie autour de moi. Je ne sais pour quelle raison, pendant un certain temps, mon petit lit s’est trouvé dans la chambre des parents et non pas à côté du lit des jumeaux, dans la chambre des enfants. Mes parents ont dit bien plus tard que je parlais pendant mon sommeil. Eh oui, je parlais, mais ça n’était point pendant mon sommeil, je m’en souviens assez nettement, je parlais à une foule d’entités, de petites choses allant deux par deux. Elles étaient innombrables, se mouvaient en volée d’étourneaux, débordaient mon horizon, mais allaient toujours deux par deux. Et je leur parlais. Elles me parlaient aussi, ces myriades de petites paires. Mais il me fallait faire un effort pour les écouter, me mettre dans les bonnes condition : la tête bien enfouie sous l’oreiller, je pouvais entendre comme un bruissement, des milliers de petits bruits  réunis révélateurs de leur présence. J’ai compris plus tard que n’importe quel enfant, même sans frères jumeaux, percevait le même bruissement quand il se met la tête sous l’oreiller. Mais  moi, je les entendais …

Nous avons grandi ensemble. Notre mère avait fort à faire avec nous, mais elle ne manquait pas de ressource. Véritable souvenir ou résultat de récits ultérieurs, je nous vois alignés tous les trois devant elle, attendant le moment d’ouvrir la bouche afin de recevoir la cuillerée de bouillie au chocolat sortie de la casserole encore tiède. Et gare à celui qui n’ouvrait pas le bec à temps pour recevoir la becquée ! Il y eut un martinet à la maison, mais je ne souviens pas que ma mère l’ait jamais utilisé autrement que comme menace. Elle usait plus volontiers d’un châtiment corporel plus badin – eh oui ! – mais autrement plus humiliant : elle demandait au futur châtié d’aller lui chercher une badine dans le cerisier qui trônait à quelques mètres de la maison. Nous souffrions alors davantage du geste qui lui remettait l’instrument de notre punition que du petit coup qu’elle donnait ou feignait de donner sur nos mollets généralement dénudés.

Ce sont évidemment les petites bêtises qui remontent à la surface, enfin, les actions plus ou moins dangereuses que nous menions pour nous amuser, passer le temps, découvrir le monde de notre maison, de notre jardin. Nous marchions à peine de façon stable que nous grimpions sur les murs de pierre mal ajustées bordant maison et jardin. On m’a rapporté plus tard les cris de quelques tantes affolées de nous voir ainsi juchés en des positions qui auraient été bien sûr réellement très dangereuses et pour tout dire inimaginables pour elles-mêmes. J’avais inventé de jouer à la petite guerre entre nous avec des arcs faits de branches coupées dans les nombreux fruitiers du jardin et des flèches constituées de couvercles de moulure en bois lestés de plusieurs tours de fils d’alu, tout matériau utilisé à l’époque dans ses travaux d’électricité par notre père. Efficace et très dangereux comme on peut l’imaginer maintenant …

D’autres souvenirs ? Ce jour où nous jouions sans surveillance et donc sans entraves dans la « salle à manger » et que l’un d’entre nous a volé par dessus la table pour aller planter son genou dans une porte du grand meuble. Ou bien cet autre où mon père a dû scier le barreau d’une chaise pour dégager la tête que j’y avais inconsidérément engagée. Je me vois aussi, arrivant à la maison fermée à clef en l’absence très momentanée des parents, tester toutes les possibilités d’y entrer : en faisant le tour des portes, fenêtres et lucarnes éventuellement oubliées, en grimpant sur la terrasse pour crocheter un volet devant une fenêtre éventuellement laissée ouverte, en manipulant la clef laissée à l’intérieur à l’aide d’un fil de fer approprié ou bien en la poussant pour qu’elle tombe sur une feuille préalablement glissée sous la porte …

Notre plus jeune frère, Didier, a débarqué parmi nous trois alors que j’avais sept ans, l’âge de raison. Il me semble que son arrivée d’une part et l’âge de raison d’autre part, associés sans doute à beaucoup d’autres changements dans la vie de la famille, ont progressivement bridé le côté bêtisier de la bande des trois.