Marin chanceux

Un marin vieux est un marin chanceux. Au moins dans les conditions où j’ai vécu la marine : à voile, sans les prévisions météo et les systèmes de positionnements actuels, plongé dans les forces à la fois fluides et massives que développent les  vents et les houles, le nez pointé vers le ciel et l’œil fixé sur l’horizon, immergé, seul.

J’ai vécu quelques fortunes de mer avec Scipio, des pas trop graves qui auraient pu dégénérer et des bien pesantes qui se sont heureusement bien terminées. La chance …

Je revois encore cette rentrée des îles en solitaire, vent de sud soutenu, un ris dans la grand’voile par précaution, génois lourd pour propulser au mieux le canote vers La Turballe. Mais ça gîtait fort. Trop fort sous les claques de vent. Bizarrement, je ne me souviens plus de la saison, je sais que l’air était bien frais, que ça mouillait pas mal, eaux vertes et eaux bleues confondues et que j’étais en bottes et ciré. Il m’a fallu à un moment reprendre l’écoute de génois qui présentait trop de creux pour le près souhaité. Manivelle sur le winch, cul posé sur l’hiloire, pied gauche calé sur le rail de fargue, dormant d’écoute dans la main droite … ça tourne ! Un geste mille fois réalisé pourtant, mais cette fois-là, sans que j’aie vraiment eu le temps de réaliser ce qui m’arrivait, je me suis vu glisser sous la filière, absorber presque entièrement par les vagues sous le vent, l’écoute encore dans la main droite et – chance ou réflexe vital ? – la main gauche solidement refermée sur l’extrémité de la filière. C’est fou l’énergie qu’on peut développer parfois dans l’urgence … je me souviens avoir pu saisir le balcon arrière de Scipio et m’être littéralement propulsé à son bord, bien aidé par le fait que le largage de l’écoute avait quasiment stoppé le bateau. Ouf ! Reprenons nos esprits … la vie est trop courte, inutile de l’abréger si bêtement … Avant de remettre en route, si j’enfilais un petit harnais au cas (improbable :- ) où ?…

Scipio n’a pas été le seul témoin de mes alertes en mer. J’en avais déjà connu un certain nombre avec Milvan et j’en connaissais sur d’autres bateaux, en particulier lors de régates comme celle du Spi Ouest-France à La Trinité ou de courses-croisières vers l’Espagne ou le Portugal. Lors d’un franchissement du cap Finisterre par exemple, j’étais équipier sur le Mélody d’un bon copain voileux devenu mon meilleur ennemi pour des raisons et dans des circonstances qui valent un ou plusieurs chapitres. Les vents de nordet, plein-cul, se renforcent alors que nous arrivons à la nuit tombante sur la zone, à quelque 30 milles de la côte espagnole, sous spi. Ça commence à piauler fort, la houle monte et les spis des bateaux concurrents descendent les uns après les autres. Un seul fait encore de la résistance, le nôtre. « Si t’affales, t’es un lâche » … Derrière la barre à roue, le barreur s’épuisait vite au contrôle des mouvements pendulaires déclenchés par la montée sur la houle prise un peu de biais et amplifiés par la géométrie du Mélody et la présence du spi. Les départs au surf, pourtant bien difficiles avec ce type de bateau, généraient une vague d’étrave dépassant largement la hauteur du pont de chaque côté. Impressionnant. Mais tout est risqué qui ne finit pas forcément bien : un départ moins bien contrôlé dans la nuit de plus en plus profonde a envoyé le spi deux fois autour de l’étai. La cata s’il le nœud ainsi formé devait se souquer et n’être plus libérable qu’à coups d’opinel. Ni une ni deux, sans prendre le temps d’enfiler des harnais, mais très concentrés, l’ami Didier et moi-même sommes partis dans le balcon avant, lui étant grimpé le plus haut possible et moi agrippé au balcon et l’assurant de toutes mes forces. Souvenir impérissable … Monseigneur le spi a bien voulu descendre. Mais la course continuait et c’est un bateau sous génois lourd tangonné que la houle soulevait avec de plus en plus de hargne. Pour le barreur, mieux valait ne pas la voir venir et rester concentré sur les mouvement de l’instant. À plusieurs reprises, le bateau est parti dans une auloffée irrécupérable, se retrouvant pendant de longues secondes couché travers au vent et à la vague, stoppé net, l’extrémité de la bôme dans l’eau, le tangon pointé vers le ciel, le génois à contre. La position inconfortable mais stable de la cape … Par un mécanisme que je n’ai toujours pas totalement compris (la barre aidant forcément entre deux accès de houle), le bateau finissait par se remettre en ligne et reprenait sa route dans un énorme claquement du génois. Le mât du Mélody, un pieu pourtant généreusement calibré avait alors une vibration qui me semblait énorme ; je me souviens avoir pensé à la possibilité de démâtage, pensé qu’il faudrait bien faire avec, que les risques de la côte étaient éloignés mais que les secours ne l’étaient pourtant pas trop. Et puis le vent a molli progressivement dans la nuit, la mer est retombée, l’équipage s’est endormi laissant deux marins – increvables ou insatiables – se relayer à la barre. J’en étais, bien sûr :- )