La forge de mon père

J’ai adoré observer le travail de mon père lorsqu’il façonnait sur l’enclume le bout rougi des bandes métalliques pour en faire des gonds, des grilles ou des pièces de charpente. À son école vivante, j’ai pratiqué ensuite maintes fois cet art de la forge, dès ma dizaine d’années en ce qui concerne la préparation du feu et la surveillance des pièces de fer dans le charbon ardent. Après avoir libéré le foyer de ce qu’il fallait de scories, placé en son centre quelques feuilles de vieux journaux, recouvert ces papiers de bon charbon, les avoir enflammés, je mettais en route le ventilateur électrique dans un bruit de sirène à rendre blême un inspecteur du travail d’aujourd’hui. Rapidement, les étincelles volaient dans le souffle imposé, le charbon rougissait par points, puis par plaques, enfin dans une grosse galette irradiant les peaux. Les pièces de métal y étaient alors glissées : bandes de fer dont il fallait tourner l’extrémité en forme de cylindre, ronds d’acier qu’on devait mettre en pointe, aplatir ou mettre en forme, outils dont il était nécessaire de refaire le pic ou la tranche, burins, pointerolles, pioches … Les pièces métalliques rougissaient à leur tour, prenaient des teintes proches de l’incandescence qu’il fallait surveiller en retirant chacune du feu de temps à autre sous peine de déclencher la combustion du métal. Lorsqu’il semblait à l’œil que la température convenable était atteinte, le ventilateur hurlant était stoppé, une pièce était saisie à l’aide d’une des grandes pinces dont j’ai toujours aimé la forme grossière et le travail commençait sur l’enclume. L’enclume n’est un objet simple qu’en apparence. Elle m’a toujours fait pensé à un petit cochon brun posé sur une grosse bille de bois, mais je n’ai découvert que très progressivement l’utilité de cette extrémité conique et de cette autre triangulaire, de cette surélévation semi-cylindrique prolongeant le plan de travail, de ces orifices ménagés dans le lourd bloc de fer. Je crois même ne comprendre que maintenant le rôle du billot, en repensant à la valse des coups portés par le gros marteau de forge, si lourd que j’ai dû attendre que mes petits muscles d’ado prennent un peu de consistance avant de m’en servir. Un grand coup, ajusté au mieux pour façonner le fer incandescent dans le sens souhaité, bruit un peu mou précédé d’un ou deux bruits plus faibles et plus clairs du marteau reposé sur l’enclume en attendant le choix du coup suivant. HAN, bing, bing ! HAN, bing, bing ! Élévation, frappe, relâchement-décison, c’est le rythme que mon père m’a donné à observer et que j’ai tenté de copier à l’occasion. J’ai de la peine à imaginer le même travail sur une enclume posée directement sur un socle en béton, trop rigide et incapable d’absorber des vibrations dommageables tant au bras qu’à la concentration du forgeron.

De la concentration, je crois que j’en avais, au moins près de cette forge, mais aussi lorsque j’accompagnais mon père dans son atelier de mécanique ou sur ses chantiers d’électricité. Bizarrement, ce n’est qu’à l’occasion de cette dernière phrase que je me demande où étaient mes frères pendant ces accompagnements. Les jumeaux, Armand et Lionel, n’avaient que dix-sept mois de moins que moi ; ils auraient pu participer aux travaux paternels, ils l’ont sans doute fait mais j’ai véritablement honte maintenant d’avouer que je n’en sais rien et que je ne m’en suis égoïstement pas préoccupé alors. Il faut dire que nous avions assez d’occasions d’être ensemble, et depuis l’origine de nos existences.