Tous les articles par jhérigault

Bizutage

Dès mon passage dans leur classe de 5ème, les Frères de l’Instruction Chrétienne, appelés aussi Frères de Ploërmel ou Frères de Lamennais, ont envisagé pour moi une carrière de prof dans leurs établissements et donc construit un plan de formation en conséquence. Personne ne parlait de chômage à cette époque des « trente glorieuses » et l’enseignement, particulièrement, manquait de cerveaux. Au sortir de la 3ème, ils m’ont donc pris par la main pour me conduire à Ozanam, un lycée de formation des profs pour l’enseignement catholique, puis m’ont proposé de poursuivre mes études vers une licence d’enseignement de sciences physiques à l’Université Catholique d’Angers – la Catho. Pourquoi pas ? Le côté « catho » venait du fond de ma nuit et ne se discutait pas, mais, depuis longtemps, je me voyais bien en prof d’anglais. « C’est que beaucoup de nos Frères enseignent déjà l’anglais … » ; « Alors, va pour les sciences ! »

C’est ainsi que je me suis retrouvé défilant en pyjama dans les rues d’Angers. Dès les premiers jours d’entrée en propédeutique, les nouveaux étudiants étaient livrés aux mains des anciens qui leur imposaient un bizutage soutenu, bienveillant et généralement efficace. Après le traitement, tous se connaissaient à peu près, qu’ils soient en maths, en physique ou en biologie et se reconnaissaient plus facilement ensuite parmi d’autres étudiants réunis hors de la fac de sciences, au restaurant universitaire par exemple.

Les étudiants défilaient en alternant filles et garçons, les filles portant un énorme placard représentant un cadenas, les garçons portant bien évidemment la clef correspondante. Et ils devaient crier des slogans du genre « Les littéraires, c’est de la merde !‘  ou chanter des chants appris à la baguette en amphi :

  • Partant pour la croisade, un seigneur fort jaloux
    De l’honneur de sa dame et de ses droits d’époux
    Fit faire une ceinture à quadruple fermoir
    Qu’il referma lui-même sur la belle un beau soi a a a ar …

Des séances d’initiation se déroulaient dans les amphis démodés entre les cours, les nouveaux régulièrement conspués par les anciens, conviés à construire des exposés sur les thèmes les plus folkloriques : « Caresser un cercle, il deviendra vicieux« , « Pourquoi les tôles ont du lait ? » ou bien – et c’est le thème que j’ai dû traiter : « Histoire du soutien-gorge à travers les siècles« . Et gare au récalcitrant qui se voyait alors imposer de crier « Je suis plus con qu’un moulin à vent« , juché sur sa table et tournoyant des bras ou bien quelquefois punir d’un corvée telle que distribuer du PQ en pyjama aux spectateurs sortant d’un cinéma, nettoyer, toujours en pyjama, les clous d’un passage pour piétons avec une brosse à dents ou bien encore astiquer le sexe du lion trônant sur la place André Leroy. Pas bien méchant tout ça et plutôt positif en ce qui concerne la construction de la « corpo » des sciences, sa cohésion et la communication nécessaire à son bon fonctionnement.

La période de bizutage se terminait par une grande réunion où tous se retrouvaient, définitivement intronisés, revêtus de la blouse blanche et de la faluche noire enrubannée de mauve  du « sciençard ». De cette journée m’est resté principalement le fait que j’ai perçu mon incapacité à participer à la petite soirée dansante qui la clôturait comme un défi à relever dans un futur alors bien indécis mais que je connais aujourd’hui ….

Mes petits frères

C’est du tout début de notre vie dans la nouvelle maison, je crois, que datent les premiers sentiments que mes frères, les jumeaux constituaient une bizarrerie autour de moi. Je ne sais pour quelle raison, pendant un certain temps, mon petit lit s’est trouvé dans la chambre des parents et non pas à côté du lit des jumeaux, dans la chambre des enfants. Mes parents ont dit bien plus tard que je parlais pendant mon sommeil. Eh oui, je parlais, mais ça n’était point pendant mon sommeil, je m’en souviens assez nettement, je parlais à une foule d’entités, de petites choses allant deux par deux. Elles étaient innombrables, se mouvaient en volée d’étourneaux, débordaient mon horizon, mais allaient toujours deux par deux. Et je leur parlais. Elles me parlaient aussi, ces myriades de petites paires. Mais il me fallait faire un effort pour les écouter, me mettre dans les bonnes condition : la tête bien enfouie sous l’oreiller, je pouvais entendre comme un bruissement, des milliers de petits bruits  réunis révélateurs de leur présence. J’ai compris plus tard que n’importe quel enfant, même sans frères jumeaux, percevait le même bruissement quand il se met la tête sous l’oreiller. Mais  moi, je les entendais …

Nous avons grandi ensemble. Notre mère avait fort à faire avec nous, mais elle ne manquait pas de ressource. Véritable souvenir ou résultat de récits ultérieurs, je nous vois alignés tous les trois devant elle, attendant le moment d’ouvrir la bouche afin de recevoir la cuillerée de bouillie au chocolat sortie de la casserole encore tiède. Et gare à celui qui n’ouvrait pas le bec à temps pour recevoir la becquée ! Il y eut un martinet à la maison, mais je ne souviens pas que ma mère l’ait jamais utilisé autrement que comme menace. Elle usait plus volontiers d’un châtiment corporel plus badin – eh oui ! – mais autrement plus humiliant : elle demandait au futur châtié d’aller lui chercher une badine dans le cerisier qui trônait à quelques mètres de la maison. Nous souffrions alors davantage du geste qui lui remettait l’instrument de notre punition que du petit coup qu’elle donnait ou feignait de donner sur nos mollets généralement dénudés.

Ce sont évidemment les petites bêtises qui remontent à la surface, enfin, les actions plus ou moins dangereuses que nous menions pour nous amuser, passer le temps, découvrir le monde de notre maison, de notre jardin. Nous marchions à peine de façon stable que nous grimpions sur les murs de pierre mal ajustées bordant maison et jardin. On m’a rapporté plus tard les cris de quelques tantes affolées de nous voir ainsi juchés en des positions qui auraient été bien sûr réellement très dangereuses et pour tout dire inimaginables pour elles-mêmes. J’avais inventé de jouer à la petite guerre entre nous avec des arcs faits de branches coupées dans les nombreux fruitiers du jardin et des flèches constituées de couvercles de moulure en bois lestés de plusieurs tours de fils d’alu, tout matériau utilisé à l’époque dans ses travaux d’électricité par notre père. Efficace et très dangereux comme on peut l’imaginer maintenant …

D’autres souvenirs ? Ce jour où nous jouions sans surveillance et donc sans entraves dans la « salle à manger » et que l’un d’entre nous a volé par dessus la table pour aller planter son genou dans une porte du grand meuble. Ou bien cet autre où mon père a dû scier le barreau d’une chaise pour dégager la tête que j’y avais inconsidérément engagée. Je me vois aussi, arrivant à la maison fermée à clef en l’absence très momentanée des parents, tester toutes les possibilités d’y entrer : en faisant le tour des portes, fenêtres et lucarnes éventuellement oubliées, en grimpant sur la terrasse pour crocheter un volet devant une fenêtre éventuellement laissée ouverte, en manipulant la clef laissée à l’intérieur à l’aide d’un fil de fer approprié ou bien en la poussant pour qu’elle tombe sur une feuille préalablement glissée sous la porte …

Notre plus jeune frère, Didier, a débarqué parmi nous trois alors que j’avais sept ans, l’âge de raison. Il me semble que son arrivée d’une part et l’âge de raison d’autre part, associés sans doute à beaucoup d’autres changements dans la vie de la famille, ont progressivement bridé le côté bêtisier de la bande des trois.

Scipio

Les années 80 furent les années Scipio. Après l’acquisition d’un dériveur , puis d’un voilier habitable de 7,1 mètres environ, l’envie était grande de passer « au mètre supplémentaire » pour pouvoir faire naviguer une famille de cinq personnes avec un certain confort et surtout une certaine sécurité. Un mètre de plus en longueur, ça peut sembler n’être pas grand chose, mais ça voulait dire pour deux bateaux de plans très différents cinquante centimètres de plus en largeur et un volume habitable au moins deux fois supérieur. J’ai cherché, hésité longtemps, entre le plastique, l’alu et le bois, entre les coques en forme et les coques à bouchain, entre les dériveurs, les quillards et les dériveurs lestés, entre du neuf et de l’occasion. Sur chaque possibilité étaient épinglés  les avantages et les inconvénients, les unes et les autres prenant plus ou moins d’importance en fonction de la considération du jour, un jour de gros temps suggérant plutôt un bon quillard, une envie de flânerie dans les cailloux suggérant plutôt un dériveur, et l’arrivée du relevé de banque imposant de l’occasion.

Le bateau de mes rêves avait longtemps été l’Arpège, un quillard en bon plastique de 9 mètres, mais il commençait déjà à être démodé avec son cul un peu étroit et son volume sans ampleur ; deux mètres de plus en longueur en plus faisait moins que doubler le volume intérieur. L’Ovni 28, un dériveur intégral en alu, me paraissait robuste et confortable mais il était un peu l’anti-Arpège, n’ayant ni son élégance ni son mordant dans la piaule ; son prix n’était pas non plus trop adapté à notre compte en banque … C’est la vente d’une petite propriété héritée par Colette qui devait constituer le gros de l’apport, douze millions des francs de l’époque qui, augmentés de quelque trois millions disponibles ou aisément trouvables devraient faire l’affaire. Je cherchais dans la gamme des 28 pieds, soit 8,5 mètres de coque environ (Dufour 28, Gibsea 28, Kelt 9, Sauvignon de chez Aubin), tout en lorgnant vers des bateaux voguant dans la  cour inférieure (Kelt 8, Aquila). Je finissais par me faire une raison en abandonnant mes rêves de « grand » bateau décidément hors de prix lorsqu’une annonce dans une revue spécialisée – Bateaux ou Voiles et Voiliers peut-être – proposait un Sauvignon super équipé d’à peine un an pour 17 MF. Je n’en revenais pas. Je me souviens encore du petit vertige ressenti à l’ouverture du capot, la grande descente en bois rouge vers le carré, profond, large, volumineux, tout en bois lui aussi. À n’en pas douter, c’était un bon canote.

Il prit bien vite du service, en équipage ou en solo, visitant régulièrement les îles, nos îles à nous – Hoëdic, Houat, Belle-Ile -, poussant parfois plus loin vers Yeu ou les Glénans, et même beaucoup plus loin, du cap Finisterre en Espagne à Kinsale en Espagne en passant par les Scillys et les Anglo-Normandes. Il a bien sûr vieilli aujourd’hui ; comme son skipper, c’est étrange. Il n’est plus assez solide pour affronter le gros temps suffisamment sereinement comme il le faisait en ces années 80 ; comme son skipper, hélas. Un bateau devenu incapable de faire se que son skipper ne lui demandera plus de faire … comme les choses sont bien faites !